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Je maigris donc je (ne) suis (plus)...


Aujourd'hui, nous allons parler d'anorexie. Alors, on vous prévient tout de suite, on ne compte pas vous apprendre tous les tenants et les aboutissants de cette maladie poisseuse. On ne compte pas vous faire une leçon de psychiatrie sur tout ce qui peut conduire une anorexique à être anorexique. Mais on voulait vous faire un petit topo du limon fertile dans lequel s'implante cette pourriture de pathologie.

Celles et ceux d’entre nous qui ont traversé une phase d‘anorexie dans leur vie ou qui ont fréquenté une anorexique savent le terrible combat mené par ces femmes (et quelques hommes) contre eux-mêmes, contre leur corps.

On est alors complètement obsédé par la nourriture et la sensation de faim devient un sentiment absolument nécessaire, voire agréable : c'est la preuve que le corps va aller sur ses réserves. On mesure à la calorie près l’apport de chaque aliment… et la dépense de chaque action. On répète inlassablement les mêmes (non) repas avec les mêmes ingrédients pour éviter toute surprise. On mange avec culpabilité. Et pourtant si peu. Un repas à l’extérieur est une véritable torture. Un péché mortel qu’on ne peut se permettre qu’en se carençant encore un peu plus, avant et après. On rêve de nourriture pour se réveiller en sueur. Angoissé.

L’anorexie est-elle une maladie sociétale ? Est-ce le complexe Mode-Beauté qui l’induit ? Le traitement de l’anorexie dans les médias et les conversations de comptoir, parfois même dans les cabinets médicaux, a tendance à en faire une sorte de triste lubie d’adolescente, une forme déguisée ou lente de suicide, une psychopathologie avant tout individuelle et souvent liée à la mère (que c'est original)! Après tout, la plupart des victimes sont de tristes jeunes filles mal dans leur peau, mal dans leurs histoires de cœur, mal dans leur famille, mal dans la vie en général. Inadaptées. Elles n’auraient qu’à se ressaisir pour que tout aille mieux. Elles n'ont qu'à manger (“pense aux pauvres enfants qui n'ont rien à manger, eux”). Ou bien, mieux encore, « tomber sur un gentil garçon ! » (sauf que, bien entendu, le gentil garçon (ou la gentille fille) si d’aventure elle/il passe par là ne pourra rien faire pour aider)…

Alors, pour commencer, il faut noter que cette obsession de la maigreur, cette haine du corps, cette vision de lui comme un ennemi honni, ne nous est pas venue de nulle part. Ce n’est pas une invention innovante et clinquante de magazines à papier glacé (ou pas que, même si ces derniers ne font qu'aggraver le problème). Elle vient de loin. Je vous laisse deviner : d’où peut bien provenir un système de pensée dans lequel le corps serait un obstacle pour l’esprit, seule vraie composante de l’homme (et, accessoirement, si on peut penser qu'elle ait un esprit, de la femme), un antagoniste perfide que l’on doit vaincre par l’exercice et les privations ? Bip-bip-bip-ting ! Bravo : une part de la philosophie grecque et… Et le christianisme !

Vous noterez que le mépris avec lequel on traite l’ado ou la femme anorexique en société n’a d’égal que l’admiration professée pour les grands sages, les philosophes, les gourous de tous poils (enfin ceux qui sont sérieux, qui sont reconnus par le pouvoir et l’Eglise). Un moine bouddhiste émacié s’immole par le feu pour clamer son incapacité de vivre dans le système ? Bravo ! Clap clap clap. Une jeune femme meurt de faim littéralement dans son beau studio: mais enfin, elle aurait pu se prendre en main tout de même !

Les privations viennent du fond de l’histoire de nos spiritualités. Comme le moine, l’anorexique est soulagée de voir disparaître une à une les marque de « l’animalité », tout ce qui pourrait lui rappeler son existence et son aspect physiques : plus de sueur, plus de règles, plus d’odeurs corporelles… Cape d'invisibilité ! L’anorexique suit à la lettre le fantasme ultime de notre civilisation : exister sans corps et mépriser la chair. Être léger, aérien, flotté, retenu par rien de matériel : n’est-ce pas une tentation qui pourrait tous nous traverser ? Ainsi l’anorexie n’a de sens que dans une société où la pénurie ne menace pas. Ce n’est pas pour rien qu’elle a explosé aux USA, puis dans le reste du monde “riche”, avant de grignoter la carte du monde. On peut également rapprocher l’anorexie des valeurs que l'on nous présente comme bonnes dans le monde du travail : comme tout supposé bon travailleur, l’anorexique vit dans le sacrifice, la dureté envers soi, l’exigence sans limite que, depuis tout petits, on nous inculque pour ce qui est de nos efforts.

Donc, globalement, l’anorexie et l’obsession de la maigreur viennent des principes moraux particulièrement valorisés dans nos sociétés et qui prônent l’oubli de soi et, singulièrement, l’oubli de notre corps. Mais nous parlons ici des femmes. Et, comme toujours, la société va les sur-piéger sur ce thème aussi. Parce que, si la morale les pousse à nier leur corps, à le sur-contrôler, le complexe Mode-Beauté les réduit dans le même temps à n’être rien d’autre que ce corps ! Et là, on sent le malaise profond. La double injonction qui tue (10% au sens tristement littéral du mot). Une sorte d’équation glaireuse s’établit dans leurs (et aussi nos) têtes : le corps (gros, encombrant) c’est le mal et comme la femme c’est le corps, alors la féminité, c’est le mal (et en plus ça risque d'annuler la cape d'invisibilité mise en place). Dès lors, les anorexiques n’auront de cesse de gommer les traces de cette féminité en valorisant le look jeune prépubère, qui est celui des anges, donc du bien… Par ailleurs, une autre tendance culturelle très ancienne s’ajoute encore à ce magma. Depuis toujours, la femme qui mange fait peur ou repousse. Au 19ème siècle, il était tacitement établi qu’un peintre ne pouvait pas représenter une femme en train de manger.

Le BIEN : (jolie dame mangeant une salade insipide)

Le MAL (sale grosse se gavant de nourriture plaisante)

Aujourd’hui encore, un homme “bon mangeur” (parce que les hommes boulimiques, c'est juste des bons vivants) peut s’afficher en public. Une femme devra bien plus se cacher des regards. La femme est censée picorer. Grignoter une salade. Et surtout, se sacrifier. On a pu montrer que la taille inférieure des femmes par rapport aux hommes venait du fait des privations de toutes les générations de femmes depuis les origines. Lorsqu’une disette s’installe quelque part, elle touche d’abord les femmes…

Aujourd’hui encore, la publicité renforce cette image. Si vous prenez les pubs pour les sauces Devos Lemmens (ou n'importe quelle autre bafrerie) ce sont des hommes qui parlent de faire bonne chère avec truculence. La femme se borne à les inviter à table. S’il faut faire la promo d’un produit abondant et riche, on choisit un homme. S’il s’agit de bouchées, ce sera une femme. La femme qui se jette sur la nourriture est présentée avec moquerie, voire répugnance. Son geste ne peut être dû qu’à un manque pathétique d’attention affective et sexuelle… La femme s’enfile la boîte de biscuits ou le chocolat pour oublier « qu’il n’a pas rappelé ».

Le lien entre nourriture et sexualité dans les représentations de la femme en société pourrait d’ailleurs faire l’objet d’un article à lui seul : les femmes ne sont autorisées à manger dans la pub que… pour aguicher (gros plan sur des lèvres pulpeuses et colorées maculées d’une crème blanchâtre). Mais, me direz-vous, comment le complexe Mode-Beauté se fait-il de l’argent avec tout ça ? On voit bien comment il manipule, mais comment s’enrichit-il ? Et bien il s’enrichit en te faisant manger par la peau ! N’as-tu pas remarqué que tes crèmes sont à l’avocat, tes masques au chocolat, tes savons à la vanille, ton gel à la framboise, ton dentifrice à la menthe et ton shampoing aux amandes ? Un pâtissier parisien a sorti en 2007 une ligne de produits cosmétiques aux noms de gâteaux : on nous vend au prix fort la possibilité de NE PAS satisfaire nos désirs !

Et pour ceux qui craqueraient quand même, il y a tout le commerce très lucratif des produits Light ! On nous vend bien plus cher que l'original un produit qui contient moins de choses : moins de sucre, moins de gras, moins de calories. Les gars qui ont pondu ça sont des génies ! Ils sortent un produit qui est le même mais ils ont mis un peu moins de “crasse” et ils le vendent facilement 10% plus cher. Et en plus, aucune obligation d'avoir du goût ! En général ce truc a à peu près le même goût que du carton trempé dans de l'eau.

Ok ok me diras tu, voilà encore Al et Xa remontés sur la société de consommation. Mais ne voient-ils pas qu'il y a aussi toute la pression de l’industrie de la mode ? Et le côté psychologique et systémique de la maladie ? Ils l’oblitèrent complètement. Et puis on ne sait pas tout de cette maladie. Il y a peut-être des causes qu'on ignore encore. Des choses plus génétiques.. . Holà l'ami. On sait tout ça. On s’est renseigné un peu quand-même. Ce qu'on veut te dire, comme on le signalait au début de cet article, c'est que toutes ces causes diverses et variées s'implantent dans un système de pensée bien bien accueillant. Alors, au lieu de jeter la pierre à ces femmes (et dans une moindre mesure ces hommes), au lieu de chercher dans leur passé familial ou génétique, dans leur mental torturé, des solutions à cette maladie, peut-être devrions-nous commencer par changer les mentalités ? Et ça, on peut tous le faire !

Al & Xa

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