Sans Blague!
Un jour les femmes domineront le monde, mais pas aujourd'hui, ce sont les soldes.
Hahaha. Ouhlala, je me gausse, je m'esbaudis, je me tords de rire en hurlant.
Aaaah, rien ne vaut une petite blague pour détendre l'atmosphère. Mais bon, faut quand même faire attention, elle doit être drôle. Et avec les blagues sexistes, ça marche à tous les coups. À part quelques féminazis excitées et frustrées qui vont nous dire que c'est sexiste blablabla, tout le monde rigole de bon cœur. Et pour les autres, tant pis si elles ne comprennent pas le second degré. C'est vrai quoi, c'est de l'humour!
Et moi, je revendique secrètement (ou pas, parce que "je ne sais pas me taire" - en passant, reproche que l'on fait quand-même nettement plus souvent aux femmes qu'aux hommes, non ?) UN jour, UN seul jour sans voir ou entendre une blague sexiste. Alors oui, c'est possible ! Je vous jure. Il m'est arrivé de passer une journée sans mon téléphone, chez moi et sans allumer la télé. Je n'ai vu personne. Là je vous promets que ce jour-là, je n'en ai pas entendu une seule. Mais bon, mon instinct grégaire (et mon compte en banque effeuillé) me poussant à aller travailler et entrer en contact avec d'autres êtres humains, ces jours-là sont assez rares sur une année.
Et tous les autres jours, je suis donc obligée de me farcir les blagues et réflexions désopilantes sur "les femmes".
Sur facebook, les seules qui commencent à réagir sont (souvent) des femmes. Et bien sûr, elles se font immédiatement rabrouer : zéro humour, pas de second degré, pète sec, si t'es pas contente ne t'abonne pas à une page humoristique. Car il est évident pour tous ces esprits clairvoyants que dénoncer un propos sexiste revient automatiquement à n'avoir aucun humour dans aucun domaine.
Mais le problème ne se limite malheureusement pas à ces réflexions d'illustres inconnus sur la toile. Une étude étasunienne a clairement mis en évidence le piège que la blague représente pour les femmes dans le contexte professionnel. Imaginez un instant, vous êtes au travail, en réunion. Un homme d’un rang égal au vôtre lance une blague sexiste bien grasse. Le chef du personnel est là. Il rit et vous regarde. Cette blague, qui prétend n’être que de l’humour, met en danger votre carrière parce que toutes les réponses que vous pourriez donner peuvent être mal perçues par celui qui tient votre avenir entre ses mains. Si vous laissez passer, vous approuvez implicitement, ouvrez la porte aux abus suivants et donnez l’image d’une personne faible. Si vous réagissez, même calmement, on va évidemment vous signifier que, « hé, c’est de l’humour, pète un coup ». Votre image de rabat-joie tendance autiste va grandir. Si vous vous emportez, là, c’est clair, vous passez dans la bonne vieille case « hystérique » ! Donc, en gros, il n’y a pas de bonne réponse à ce type de blague quand on est une femme en milieu professionnel. Et nombre d’entre elles ont perdu des emplois ou des opportunités de carrière à cause de leur (non)réaction.
Si on reste dans un contexte plus informel, cette blague, elle aurait pu me paraître drôle. La première fois. Vaguement. La deuxième fois, un peu moins. La 10e fois ça devenait carrément trop. Ici, c'est au minimum la 50e fois que j'entends un truc sur les femmes au volant/ les femmes et leurs fringues/ les femmes et leur bavardage/... (J’arrête l'énumération, l'article peut pas faire 15 pages). Alors bon, bof quoi.
C'est USANT.
La blague sexiste modifie aussi l'image que l'on a de soi. A cause du côté répétitif évoqué juste avant, inconsciemment ou pas, ces représentations véhiculées avec humour, elles finissent par s'enraciner. Aussi bien chez les hommes que chez les femmes. Donc, la femme finit elle-même par faire des blagues sexistes, et elle finit elle-même par y croire. Elle se voit donc dépensière, pas douée au volant, bavarde et tout le reste. Avant même d'avoir pu le tester en société, toutes ces caractéristiques, elles se les attribuent. Parce que malheureusement, ce n'est pas non plus le genre de blague donc on se prive devant les enfants. Donc, ça rentre très tôt dans la tête et même si c'est pour rire, ne dit-on pas que dans chaque trait d'humour, il y a un fond de vérité.
Un prof de psycho sociale de l’université de Sidney a pu en outre montrer qu’une femme n’a même pas besoin d’être directement exposée à une blague sexiste pour en souffrir dans son développement personnel. Il suffit qu’une femme en vue, artiste, sportive, politicienne, le soit de façon publique et qu’on en parle en rue et qu’on en rie au bureau pour que le désir de réussite des autres femmes diminue dans des proportions effrayantes. Les autres femmes peuvent ainsi renoncer à leurs ambitions pour éviter d’être à leur tour l’objet de blagues sexistes…
Et ce n’est pas fini : la blague sexiste est le terreau de quelque chose que, je te jure, tu n'as pas envie de nourrir (enfin j'espère) ! Selon la pyramide de la discrimination et de la violence (aussi connue sous le nom de pyramide de la haine),"les expressions de certaines valeurs et comportements peuvent amener à l'encouragement de la violence verbale, physique voire à l'homicide". Autrement dit, les blagues sont la première étape. Elles participent à certaines idées, à une ambiance qui va, par la suite, justifier des discriminations (sur le plan professionnel par exemple), voire des violences. Alors BIEN SÛR, toi tu ne fais que rire un peu. Mais en vrai, quand tu rigoles sur les femmes bavardes, tu donnes raison à mon cher cousin qui me coupe systématiquement la parole durant les réunions de famille (coucou Grégory); quand tu charries les femmes au volant aujourd'hui, tu crées le climat qui va faire que demain, une femme se verra refuser un emploi de chauffeuse-livreuse, et quand tu ris sur les femmes infidèles, tu apportes de l'eau au moulin du type qui va péter un câble quand il aura un peu bu et va cogner sa copine dans une crise de jalousie. Toujours aussi drôle ?
En fait, les blagues dénigrantes sur les femmes, les homosexuels et les minorités élargissent le champ de ce qu’il est possible de dire, et donc de penser, dans une société donnée. Si les blagues sexistes sont permises à un endroit, par exemple un bureau ou une classe, une maison, cela permet aussi au sexisme proprement dit, au harcèlement et même au viol d’y évoluer plus librement. Une recherche italienne a notamment montré que, dans un contexte professionnel, lorsque les blagues sexistes sont tolérées et que l’on interroge les hommes qui y sont exposés, ils montrent plus de tolérance par rapport au harcèlement sexuel et au viol que les mêmes hommes, lorsque les blagues sexistes sont clairement interdites par la hiérarchie. Les blagues créent donc un climat.
Or, les femmes sont un groupe sociologiquement en évolution depuis un siècle environ. Dans certains milieux, elles sont mises en valeur, leurs droits sont ouvertement protégés, tout est fait pour que leur situation s’améliore. Dans d’autres milieux, les vieux procédés de relégation fonctionnent toujours. Et chaque fois que quelqu’un raconte une blague sexiste, il renforce ceux qui résistent contre la pleine égalité des femmes et des hommes. Qu’il le veuille ou non.
Et si après cet article, tu penses toujours qu'on ne peut plus rien dire, rassure-toi, on te comprend. C'est vrai, ça fait des centaines d'années qu'on fait des blagues sexistes. Et là, on te demande de les laisser tomber. M** quoi, c'est devenu une habitude. Mais bon, tu l'as fait pour les blagues sur les noirs, sur les Juifs, sur les Arabes (enfin, on espère que tu l’as fait) ... Donc, tu es sans doute capable de le faire aussi quand il s'agit des femmes (sinon, mieux vaut peut-être te taire en fait). Puis sinon, en dernier ressort, il y a l'autodérision. C'est le fait de rire de soi-même. Tu verras, ça ouvre un horizon illimité.
Alors, on fait quoi ? On arrête de rire (avant tout), on ne partage plus. Si on veut aller plus loin, on dénonce (avec humour si on peut), on réagit, on arrête de laisser passer. Et puis un jour, tu te diras, le soir venu : "Tiens, j'ai pas vu/entendu de blague sexiste aujourd'hui !"
Al et Xa
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